jeudi 30 juin 2016

Agnès, ou comment réussir son projet de vie


photos Bénédicte Assogna


Dans la série « Ils font l’Amap », cet article est le premier de trois volets relantant l’histoire des Légumes de Cravent et de l’Amda de la Boucle à travers trois personnages : Agnès, Bénédicte et Richard. 
Rythme de parution inconnu… mais voici enfin la première.


La création des Légumes de Cravent est le résultat d’une alliance entre une vocation de vie adolescente, une éducation dans un milieu familial précocement écolo et une ténacité capable de surmonter bien des tempêtes, furent-elles paperassières…


Elle avait 15 ans et seules les bouffées d’oxygène de ses week-ends à Cravent lui permettaient de supporter la semaine à la ville. Elle savait sans l’ombre d’un doute que sa vie serait là, dans la maison des communs du « château » (en fait une grande maison, la plus imposante et centrale du village) acheté par ses arrière-grands-parents. Elle y vivrait « en autarcie, de troc et sans argent, chauffée au bois coupé à la scie, avec des chevaux et sans pétrole ». Agnès ne se trompait pas vraiment sur son avenir, même si, trente ans plus tard, elle a fait des concessions sur le troc, la scie manuelle, le pétrole, et si ses chevaux sont des ânes. Effectivement, elle vit à Cravent (pas dans la maison dont rêvait l’adolescente, mais dans la ferme), chauffée au bois, au milieu de ses légumes (aujourd’hui ceux de Richard), de ses poules, son coq, son chat, son chien et sa très chère famille.
Le parcours a connu quelques détours entre-temps. D’abord avec la réserve de ses parents devant ses projets. Son père, certes, n’aurait su désapprouver une si noble ambition de sobriété radicale. Jean Carlier fut un des pionniers de l’écologie en France ; directeur de l’information à RTL, il a participé à la fondation de l’Association des journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie, en 1969 et, en 1974, dirigea la campagne du candidat René Dumont à la présidentielle. Mais il préférait sans doute une sobriété raisonnable, et ce fut le classique : « Passe ton bac d’abord ! » Heureusement, Agnès aimait les sciences naturelles, et embraya après le bac sur la biologie, études qui se terminèrent par un stage à l’Agence de l’eau, lui-même conclu par une proposition d’embauche pour quelques mois plus tard.
On est en 1998. Le rêve de vie à Cravent n’est pas oublié pour autant. Et justement un ami de Jean Carlier, Philippe Desbrosses, a créé un centre de formation au maraîchage bio en Sologne. Agnès profite de ce délai avant d’intégrer son premier emploi pour aller découvrir, sur trois mois de stage, comment on peut s’installer en maraîchage bio quand on n’y connaît rien. Nouvelle graine sur son chemin qui lui permit de commencer à élaborer son projet.
« À Cravent il y avait cette ferme qui n’en était plus une depuis cinquante ans, et ma grand-tante était d’accord pour qu’éventuellement je m’installe dedans. C’était un bâtiment à l’abandon, dont les trois hectares de terrain étaient baillés à un céréalier jusqu’en 2004. Je savais donc que je ne pourrais pas reprendre les terres avant. » Agnès partit donc travailler à l’Agence de l’eau… et profita de cette stabilité pour « faire des enfants » (deux garçons). Régis, leur père, adhéra totalement au projet, entreprit de remettre la ferme en état et alla faire la formation diplômante requise afin de pouvoir exercer. « Mes cinq ans de biologie, d’études des sols, des terres, de la botanique, des insectes, etc., ne comptaient pas. Il a appris notamment – un vrai casse-tête – à décortiquer et remonter une moissonneuse-batteuse… Était-ce plus utile pour le maraîchage ? »

Installation et obstacles persistants
L’année 2004 arrive enfin, et l’installation tant attendue dans la ferme de Cravent va prendre des allures de parcours du combattant. D’abord monter le dossier ÉPI (étude préalable à l’installation), avec le calcul de tous les investissements des cinq premières années et la recherche des pièces demandées. « La chambre d’agriculture nous a beaucoup aidés, je le souligne toujours ; nous y avions deux alliés de poids, un technicien bio et un conseiller de gestion. » Vint enfin en juillet le rendez-vous devant la commission agricole (CDOA) pour obtenir son sacro-saint accord et les aides à l’installation indispensables pour acheter la serre. Las, il leur fallut trois fois sur le métier remettre leur projet, essuyer deux refus, enquêter comme des Sioux sur les raisons sous-jacentes qui leur avaient valu l’élimination, pour enfin décrocher la timbale… en décembre.
« Depuis que je m’étais lancée, raconte Agnès, j’entendais une rumeur persistante, selon laquelle l’aide à l’installation, c’était l’aide aux installés : aucun problème pour ceux qui ont déjà les terres, les fermes, le matériel, mais ceux qui ont besoin de tout sont refusés. » Et, bingo, le coup de fil à la DDA pour connaître le motif du premier refus est justement : « On ne peut pas vous donner quoique ce soit, il n’y a rien chez vous. » À quelques encablures du renoncement, Agnès finit par apprendre d’une interlocutrice compatissante la raison principale de leur rejet. « Dans notre étude, il n’y avait pas d’emprunt. Nulle part n’était cité le Crédit agricole, dont des représentants sont autour de la table à la commission. Déjà nous n’étions pas dans le moule traditionnel de l’agriculture, alors, sans emprunt, nous n’avions plus aucune crédibilité. » Il ne restait plus qu’à ouvrir un compte à la banque institutionnelle de l’agriculture et prendre chez elle un emprunt avant le troisième rendez-vous… Et, de fait, celui-ci fut bon pour accord.
Bien évidemment, ils ont aussitôt renoncé à l’emprunt. Mais l’hiver n’est pas la meilleure saison pour lancer une activité de maraîchage, et encore moins le printemps car entre la commande de la serre, ses délais de réception et le montage, le mois avril était arrivé quand purent commencer les plantations. Qui furent très rapidement suivies de l’arrivée de taupins (ver fil de fer), petits vers orange, larves d’un coléoptère, dont le rôle dans l’écosystème est de décomposer pour faire de l’humus. C’est très utile dans une prairie, mais regrettable quand ils s’attaquent en nombre à des légumes amoureusement plantés… Ils ont heureusement dédaigné les tomates, et avec double semis de salades et de courges, ils n’arrivaient pas à tout attaquer, il en restait suffisamment pour le marché. « Nos premières années ont été comme ça, à se payer très peu, voire pas du tout, à apprendre et à tâtonner. En fait, on s’est épuisés. Et quand ça fait un an que tout le monde te dit, « c’est des conneries votre truc, ça ne marchera pas », quand tu bosses sans arrêt en pensant au temps que tu enlèves à tes enfants, tout ça pour voir deux plantes et demie mourir sur trois, tu finis par te dire qu’ils avaient peut-être raison. »

Arrivée des Amap

L’épuisement d’Agnès était physique. Aussi quand, la même semaine, deux personnes qui ne se connaissaient pas, Bénédicte et Odile, lui ont téléphoné pour lui demander d’être le producteur des Amap qu’elles voulaient monter, l’une à Freneuse, l’autre à Vaucresson, elle y a vu, notamment, la formidable opportunité d’abandonner le marché, qu’elle assurait. « J’adorais ça, mais j’étais crevée. » Pour Régis, c’était plus profond et, en plus, il ne voulait pas entendre parler d’Amap. « Il a envoyé les filles bouler plusieurs fois, et à chaque fois elles sont revenues. » Finalement, le conseiller technique de la chambre d’agriculture ne leur cachant pas ses encouragements, un premier pique-nique Amap de prise de contact a pu se faire en avril 2007, avec un contrat et des paniers du 1er juin à la fin de l’année. Mais c'est justement en juin que Régis a décidé de faire ses valises ; « d’un commun désaccord », Agnès s’est retrouvée toute seule. « J’avais repris le boulot, à Houdan, je devais assurer 45 paniers avec un seul jour de récolte, le jeudi, et j’avais 2 garçons de 7 ans et 4 ans. »
Et c’est là que s’est manifesté le miracle de l’Amap : alors qu’Agnès venait leur annoncer qu’elle ne pourrait pas remplir le contrat, les Amapiennes, déjà responsabilisées devant « leurs » légumes, l’ont aussitôt assurée de leur solidarité. « Odile et Isabelle ne m’ont pas lâchée, quant à Bénédicte, elle était là tout le temps ; sa dernière fille était bébé, on lui avait installé un lit pliant sous un arbre et on a passé l’été à tout faire à deux. Il y a aussi un collègue de l’agence de l’eau que ce projet bio amusait ; il a pris tous ses jeudis pour venir m’aider ; le matin, on récoltait, l’après-midi, on prenait le camion et on allait d’abord poser les paniers de Freneuse dans le jardin de Bénédicte, sous le cerisier, puis ceux de Vaucresson sous le préau de l’école. »
Le contrat est rempli, mais Agnès a compris qu’elle doit se mettre à la recherche d’un associé. Et son premier réflexe est d’envoyer un SOS à son formateur en culture bio, Philippe Desbrosses, qui pourra peut-être trouver un candidat parmi ses stagiaires.

Mais c’est là un autre moment de l’histoire que l’on retrouvera plus tard. D’abord, dans le prochain épisode (pas encore écrit), nous reviendrons un peu en arrière pour le parcours de Bénédicte qui a créé notre Amap.
mlb
   

1 commentaire:

  1. Remerciements sincères et continus, en hommage à ceux qui font vivre de nobles idées...

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